Lucia Della Putta : créatrice responsable de DanceFiber

Lucia Della Putta : créatrice responsable de DanceFiber

Aujourd’hui nous rencontrons Lucia, la créatrice de la marque responsable inspirée de la nature DanceFiber. Lucia conçoit des vêtements éthiques et durables, adaptés pour l’activité physique. Derrière cette femme aux multiples facettes se cache une optimiste solaire. À 53 ans, Lucia, ingénieure textile de formation et professeure de danse est aussi entrepreneure. Elle a grandi en Italie et partage désormais son temps entre la France et son pays natal. C’est d’ailleurs là-bas qu’elle choisit elle-même les produits qui façonnent les vêtements fonctionnels de DanceFiber. Soucieuse de s’inscrire dans une véritable démarche responsable, Lucia accorde de l’importance à tous les petits détails que nous ne voyons plus. Derrière elle, se cachent les défis que rencontrent les artisans qui veulent bien faire.

Avec Lucia, nous avons parlé de la mode et de la nécessité de transparence des marques mais pas que. Nous avons aussi discuté des stéréotypes entourant les danseuses et d’un monde meilleur. Rencontre avec une femme inspirante, pleine de convictions et de ressources.

Pouvez-vous nous raconter votre parcours, comment en êtes-vous arrivée jusqu’ici aujourd’hui ?

Je suis ingénieure en technologie industrielle et ingénieure textile de formation. J’ai travaillé dans le domaine du textile technique, aéronautique, ferroviaire et automobile pendant plus de quinze ans. J’ai ensuite quitté cette entreprise car j’avais envie de créer par moi-même. J’avais un fort désir d’entreprendre et j’ai eu en même temps à cette période, quelques soucis de santé. Je souffrais beaucoup et j’avais besoin de me remettre au sport. J’ai également été professeure de danse dans ma ville natale, dans le nord-est de l’Italie. Dans mon métier d’ingénieure, je n’avais plus le temps de me dépenser physiquement.

J’ai vraiment ressenti un besoin de m’y remettre mais je me suis vite aperçue que je ne pouvais plus m’habiller avec des vêtements de sport « classiques », constitués de matières synthétiques (polyamide, polyester, élasthanne). Ils me donnaient des allergies. Je ne parle pas seulement de quelques boutons mais aussi une sensation d’étouffement. J’ai donc décidé d’utiliser mes compétences en couture pour me créer une tenue en matière naturelle, faite de laine très fine, pour pouvoir pratiquer à nouveau. Très vite, ces matières sont devenues essentielles pour moi. Au quotidien mais aussi et surtout pour faire du sport. En effet, durant l’effort, il est indispensable de respirer correctement, d’avoir des vêtements pouvant évacuer la transpiration mais aussi en mesure de sécher rapidement pour ne pas rester mouillé.

À quel moment avez-vous décidé de créer votre propre marque responsable de vêtements de danse ?

L’idée n’est pas venue tout de suite. J’ai d’abord débuté par créer des vêtements en premier lieu pour moi. Peu à peu, mes amies danseuses ou professeures de danse, yoga ou Pilates sont venues me demander de leur réaliser des tenues. Une, puis deux, puis trois. Certaines en demandaient aussi pour leurs enfants car les matières synthétiques conservent les odeurs. C’est ainsi que je me suis lancée dans la création de DanceFiber en 2015 dont la première collection est sortie en 2016. Il a fallu faire face à de nombreuses difficultés.

Justement, pouvez-vous nous expliquer quelles sont les difficultés majeures que rencontre une petite marque responsable ?

La première chose qui me vient à l’esprit est que lorsque l’on lance son business plan, on pense que vendre sur internet est facile. J’avais des doutes à ce sujet car je crée des vêtements fonctionnels, dans lesquels on se sent bien et pour lesquels le choix des matières est prioritaire. Je cible un public très restreint. Il est vrai que si l’on ne fait pas la différence entre du coton biologique et du coton normal on ne peut pas comprendre la l’écart de prix. Dès lors, vendre devient un vrai casse-tête car il faut vraiment cibler la clientèle. En réalité, la vente en ligne n’est pas vraiment celle que l’on imagine. Pour moi, le nerf de la guerre reste toujours la vente. Je ne vis pas de ma marque. Au contraire même, je travaille à côté pour pouvoir lui donner vie.

En second lieu, les marques responsables doivent faire face à la question des matières. Toutes celles que j’utilise sont naturelles. Je mets dans ce projet toutes mes convictions. Je voulais travailler seulement avec des matières recyclables et si possible recyclées. Les colorants sont aussi difficiles à réutiliser. J’essaye donc d’utiliser à bon escient toutes mes connaissances d’ingénieure textile pour pouvoir réaliser des produits avec des matières et des colorations naturelles. La nature est ma première source d’inspiration. J’enseigne la danse, le stretching et la barre au sol. Dès que possible je privilégie les cours en extérieur. Je pratique aussi beaucoup d’activités extérieures. Il était donc évident pour moi que la nature devait être au centre du projet. Tant sur le choix des fibres mais aussi des couleurs, via des teintures végétales réalisées à la main.

« La réalité de la vente en ligne n’est pas vraiment celle que l’on imagine. Pour moi, le nerf de la guerre reste toujours la vente. Je ne vis pas de ma marque »

Au-delà du choix des matières DanceFiber s’inscrit dans une véritable démarche globale. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Ayant travaillé longtemps dans l’industrie textile et ayant mis en pratique durant plusieurs années les principes du lean management et du développement durable, j’ai conscience des nombreuses dérives qu’elle engendre. J’essaye donc de combiner tous les éléments vertueux dans ma démarche tels qu’une économie circulaire et le cycle de vie des produits. Je fais attention au choix des packagings, en privilégiant des emballages en carton recyclables ou des pochettes en coton biologique pouvant être réutilisées.

Vient ensuite la question des stocks, il s’agit de les limiter au maximum si on essaie d’être une marque responsable. Je lance donc des préventes pour pourvoir fabriquer exclusivement en fonction des besoins. Sinon il est difficile d’obtenir une fabrication rentable, pour moi comme pour les fabricants. J’applique des prix justes dans le sens ou toute la chaine de fabrication est rémunérée correctement. Je veille également au respect des conditions de travail des producteurs.

J’ai opté pour une fabrication européenne entre la France et l’Italie. C’est un véritable défi que je me suis donnée dès le départ. Il n’y a pas énormément de fabricants en France, la chaine est un peu coupée. J’ai rencontré énormément de difficultés pour permettre une fabrication locale. J’ai dû changer trois fois de fournisseurs. Désormais, la partie tricotée est réalisée en Italie et la partie coupée-cousue en France.

D’autre part, je source moi-même les tissus en Italie, qu’il s’agisse des tissus au sens propre ou des fils. Mais le coton biologique et la laine ne sont pas produits ici car il y a très peu de productions européennes. La production de laine responsable commence à s’établir en France mais pour ce qui concerne le coton biologique il y a un seul cultivateur en France, ce n’est pas une plante facile à cultiver ici. Le mien vient donc d’Afrique et ma laine de Tasmanie. Je suis très vigilante aux conditions de travail des ouvriers et privilégie des matières certifiées GOTS.

J’essaye vraiment de m’engager dans une démarche globale, qui reste l’essence même d’une marque responsable et engagée, mais c’est très difficile. Depuis peu, je parviens à recycler les chutes de mes tissus que d’ailleurs je garde en réserve depuis le début de l’aventure. Je fabrique des petits accessoires dont la vente est destinée à des associations.

Enfin, le dernier point renvoie à la transparence de la marque. Une petite entreprise trace de A à Z ma chaine de production pour la rendre visible auprès du consommateur. Je travaille également avec une application suisse permettant aux clients de retourner leurs vêtements en fin de vie. Cela permet de les upcycler ou de les recycler en matières premières.

« Ayant travaillé longtemps dans l’industrie textile, j’ai conscience des nombreuses dérives qu’elle engendre. J’essaye de combiner tous les éléments vertueux dans ma démarche tels qu’une économie circulaire ou la prise en compte du développement durable »

Il y a donc en réalité de multiples facettes derrière une marque qui se veut plus responsable. Si vous deviez expliquer clairement aux consommateurs quelle est LA difficulté principale, qu’elle serait-elle ?

Comme je le disais, trouver des partenaires locaux acceptant de fabriquer en petite série est un véritable défi pour les marques responsables. Beaucoup privilégient la fabrication en gros qui minimise les coûts. C’est le premier point qui me vient à l’esprit. L’autre aspect important reste le fait que, malgré les années, j’ai l’impression que ce marché ne touche qu’une infime partie du grand public. Cela est certainement dû au fait que je ne peux pas vraiment mettre ma marque en valeur car le budget passe dans d’autres choses qui me semblent plus importantes.

Je suis encore seule dans ce business. La visibilité est très dure à acquérir. Les lieux physiques (hors internet) pour vendre sont difficiles à dénicher. Je fais quelques pop-up stores mais malheureusement le prix de location des locaux ne permet pas toujours de rentabiliser et de réinvestir même si l’on vend bien. Le créneau de la mode durable reste donc très difficile à faire vivre.

D’autant plus dans le domaine du sport, où le choix des matières est essentiel. Il est vrai que les marques responsables « classiques » se multiplient ces derniers temps mais les vêtements techniques durables relèvent encore d’une autre dimension. Comment parvenez-vous à compiler toutes les données pour choisir vos matières ?

J’ai déjà la chance d’avoir une formation et exercé longtemps en tant qu’ingénieure textile. Je connais bien les difficultés. Pour moi, savoir quoi utiliser n’est pas si compliqué. En revanche, beaucoup de grosses enseignes lancent des collections capsules durables pour le sport. C’est bien, les gens accrochent car les marques ont déjà acquis une certaine visibilité. Cela fait parler de la mode durable mais d’un autre côté les clients se concentrent sur ce qu’ils connaissent. Les petites marques restent donc dans l’ombre.

J’ai récemment refusé de travailler avec une grande enseigne de sport. Elle souhaitait créer une marketplace pour mettre en avant les marques responsables.  C’est une bonne initiative au premier abord. En réalité, elle demandait une redevance annuelle et une marge si importante qu’il m’était impossible d’avoir la trésorerie nécessaire pour fabriquer en avance des pièces que je ne suis pas certaine de vendre. La visibilité de cette grande enseigne connue pour ses bas prix avec des produits fabriqués dans des conditions pas toujours respectueuses des droits du travail m’a aussi posé problème.

« L’autre aspect important reste le fait que, malgré les années, j’ai l’impression que ce marché ne touche qu’une infime partie du grand public »

Très souvent, en tant que consommateur, on ne se rend pas compte de la longueur de la chaine de production qui se cache derrière nos vêtements. Comment pourriez-vous l’expliquer et la rendre visible ?

Exactement, c’est un des enjeux majeurs pour une marque responsable ! Pour ma part, j’ai souhaité travailler en France et en Italie car cela me permet de sourcer moi-même les matières, mais aussi parce que je connais les difficultés que beaucoup d’ateliers rencontrent. Je pensais pouvoir soutenir les fabricants. Si le volume était plus important, je pourrais peut-être y parvenir.

Même en travaillant en Europe, les kilomètres restent conséquents.  Si mon fil à laine est filé en Italie, je dois ensuite le déplacer dans nord-est du pays pour qu’il soit tricoté, soit 500km de transport. Je le récupère ensuite en France, encore 1200 km. Ça monte vite, pourtant, mon vêtement n’est pas passé de la Chine, à l’Inde avant d’arriver ici.  J’essaie de limiter au maximum les déplacements et de choisir des fabricants fiables. Dans ce cadre, je suis allée visiter toutes mes usines afin d’être transparente et d’éviter la sous-traitance en cascade.

À ce sujet, en quoi cette transparence des marques est-elle si importante ? 

En étant créatrice de marque responsable, je trouve cela primordial. Il est vrai que je ne saurais dire si ça l’est autant pour le client. Mais cela permet de rendre visible par exemple les milliers de morts qu’il y a eu en Inde ou au Maroc. La transparence permet au public de prendre conscience. Elle permet aussi d’éduquer à ces problématiques et de sensibiliser. Elle est donc essentielle dans ce sens. Pourtant, la réalité montre souvent une énorme différence entre les paroles et les actes, parfois même chez une marque responsable. En 2020, suite au COVID, j’ai vu une petite amélioration de mes ventes. Aujourd’hui, c’est redevenu très calme. J’espère que cela n’est pas qu’un effet de mode. Lorsque le consommateur voit un tee-shirt à 5 euros, j’espère qu’il réalise qu’il n’est pas possible que le travail effectué soit rémunéré à sa juste valeur.

« La transparence permet au public de prendre conscience. Elle permet aussi d’éduquer à ces problématiques et de sensibiliser. En cela elle est essentielle »

Justement, la question des labels est aussi importante. Il me semble que l’ensemble de votre coton est certifié GOTS. Pour une petite entreprise est-il difficile d’y accéder ?

Tous mes vêtements en coton ne sont pas GOTS, du moins pas la pièce finale. En revanche l’ensemble des fils de coton utilisés le sont. Il y a ici une nuance importante sur laquelle une fausse marque « responsable » peut jouer. C’est en partie dû au fait que je ne peux pas faire certifier mon vêtement à la fin de la production en raison des coûts.

Ma laine est certifiée en partie. Parfois donc, une petite marque sans label peut avoir de très belles pièces éthiques et durables mais non certifiées. Nous essayons de faire le maximum pour obtenir de la transparence de la part des fournisseurs et de la rendre visible pour le consommateur. Je peux le faire car ils sont à proximité. Mais, si vous sourcez et produisez dans des pays lointains, c’est tout de suite plus difficile. Une certification GOTS, du filage de la matière à la confection de la pièce, est très compliqué à obtenir. Dans mon cas, pour certains produits, le client sait que les fils sont certifiés, pour le reste il doit choisir entre me croire ou non. Il doit me faire confiance. Et c’est ici qu’arrivent parfois les dérives.

« Lorsque le consommateur voit un tee-shirt à 5 euros, j’espère qu’il réalise qu’il n’est pas possible que le travail effectué soit rémunéré à sa juste valeur »

Dans un autre registre, les représentations sociales de la danse sont souvent associées aux normes de genre féminines. Si je vous dis que les sportives sont des garçons manqués et les danseuses forcément des femmes ?

Rire. C’est faux ! J’aimerais bien avoir des hommes dans mes cours. Il y a une part de féminité et de masculinité en chacun d’entre nous. Je dirai qu’il est insensé de classer un sport comme « féminin » ou « masculin ». Il en est de même avec les stéréotypes à propos des métiers. Mais sur la durée, du point de vue de la résistance, je pense que les femmes peuvent être gagnantes. Concernant mes produits, j’ai conçu en priorité pour les femmes puis les fillettes. C’est surtout un problème de finances si une gamme homme n’est pas encore disponible. J’ai déjà vendu des combinaisons en laine mérinos à des hommes. Les modèles peuvent donc être mixtes, c’est aussi un enjeu pour une marque responsable. J’aimerais le développer à l’avenir. Du moins, parvenir à inclure un peu plus encore les hommes.

Quelle est votre vision de la femme moderne ?

Très spontanément, je pense qu’elle est la femme libre. Une femme qui peut choisir, notamment du point de vue vestimentaire. C’est une femme active.  Cela rejoint aussi ma façon de vivre depuis que je suis petite. J’ai 53 ans quand même. Depuis toujours, je n’ai jamais eu de barrière. J’ai été éduquée dans le respect de l’autre, le sens du travail mais avec une certaine liberté de pensée. Nous sommes quatre sœurs et un frère et avons été éduqués loin des stéréotypes de genre. Je souhaite à toutes les femmes de parvenir à avoir cette liberté de pensée. J’ai fait des études d’ingénieries. Dans ma promotion de l’époque, nous étions trois femmes sur soixante étudiants, mais cela ne m’a jamais bloqué. Selon moi, les femmes ne devraient rencontrer aucune limite concernant ce qu’elles peuvent faire ou non. Dans le cadre du sport ou de l’activité professionnelle.

« Il y a une part de féminité et de masculinité en chacun d’entre nous. Je dirai qu’il est insensé de classer un sport comme féminin ou masculin »

Finalement, quelles sont vos aspirations pour l’avenir ?

Si je m’autorise à rêver je pense à la paix dans le monde. Je me rends compte qu’en réalité, ce à quoi je croyais à 20 ans, c’est-à-dire un monde solidaire, libre et en paix, n’est pas vraiment le cas. La nation, pour moi, est notre monde, elle va au-delà des pays.

« La femme moderne est libre. C’est une femme qui peut choisir, notamment du point de vue vestimentaire »

 

J’espère que ce portrait est inspirant et éclairant pour vous. Si c’est le cas, je vous invite vivement à aller faire un tour sur le site de DanceFiber (https://www.dancefiber.com )

Si vous souhaitez en apprendre plus sur la mode responsable, n’hésitez pas à aller visiter mon dernier article à ce sujet : https://inspirees.org/la-mode-responsable-face-la-fast-fashion-entre-difficultes-et-necessite/

5 réflexions sur « Lucia Della Putta : créatrice responsable de DanceFiber »

  1. Bravo lucia,

    Pour ton humilité, ta vision du bien être et ton beau projet et tes belles matièrs et couleurs…
    Rejoins nous sur UAMEP, la mode durable est avant tout un state of mind et un rapport à soit et à l’autre

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